Les sentiers d’Anne

  • OLIVIER MURA

Anne Champagne est intense et très compétitive, mais elle doute, aussi. Son parcours n’a pas été facile. La vie ne lui a pas toujours fait de cadeau. Portrait d’une jeune femme devenue une vedette de la course en sentier.

Après une trentaine de kilomètres de course dans la nuit froide de l’arrière-pays de Charlevoix, Anne Champagne fait une chute après l’autre. Embarquée sur sa course objectif de l’année 2019, le 125 km (et 4220 m de dénivelé positif) de l’Ultra-Trail Harricana, elle ne comprend pas ce qui se passe. « Je sais que je suis casse-cou, mais là, ça n’avait aucun bon sens. Je voulais aller trop vite », estime-t-elle.

Alors qu’elle faisait figure de grande favorite et que plusieurs la voyaient remporter facilement cette épreuve de l’Ultra-Trail World Tour, Anne abandonne, ce qui n’est pas dans sa nature. « Je suis tellement déçue », lance-t-elle au poste de ravitaillement du parc des Hautes-Gorges-de-la-Rivière-Malbaie où ses parents l’ont conduite auprès de l’équipe médicale après l’avoir récupérée en plein bois.

Déçue, parce qu’elle est habituée de gagner. Deux mois plus tôt, elle a décroché le titre de championne canadienne d’ultra-trail sur la course de 110 km (4800 m de dénivelé positif) du Québec Méga Trail. Déçue, parce qu’à tout juste 25 ans (elle en a maintenant 26), Anne Champagne est déjà une vedette dans le petit monde du trail québécois. Elle ressent de la pression. Elle aime trop ce sport pour être arrêtée par une blessure.

La jeune coureuse frissonne malgré le manteau et la couverture qui la recouvrent. La médecin ausculte son genou en sang. « J’aimerais que tu passes une radiographie », lui dit-elle. Non ! Ce n’est pas possible ! Pas une fracture !

Heureusement, il n’y a pas eu de fracture. Juste un bon choc et une inflammation. « C’est dans l’adversité qu’on apprend », observe aujourd’hui Anne, un brin philosophe, en levant vers le ciel ses grands yeux bleus.

Elle revoit ces moments où la vie ne lui a pas fait de cadeau : l’anorexie, les blessures, le cœur amoché. Une championne qui prend les coups de poing de l’existence comme tout le monde mais qui s’en sert comme d’un carburant.

 

CHRISTIAN DIONNE – QUÉBEC MEGA TRAIL

Un exploit

Si Anne Champagne se trouve présentement sous les projecteurs, c’est que son talent brut éclot au su et au vu de tous. Il n’y a pas une compétition qu’elle ne remporte, ou presque.

L’année 2019 a été marquante pour la thérapeute en réadaptation physique et massothérapeute : sa victoire au Québec Méga Trail lui a valu une invitation au Trail du Bourbon, l’une des épreuves du mythique Grand Raid, sur l’île de La Réunion. Non seulement elle a remporté cette course de 112 km (et 6468 m de dénivelé positif), mais elle a également battu le record de parcours en passant sous l’arche après 17 h 34 d’effort, c’est-à-dire 1 h 20 de moins que le meilleur temps précédent. « C’est l’exploit de cette édition 2019 ! s’exclame l’animateur au fil d’arrivée. C’est énorme ! C’est magnifique ! C’est un temps stratosphérique », enchaîne-t-il, rappelant que cet ultra au cœur de l’océan Indien est l’un des plus techniques qui soient.

Ce n’est pas la première fois qu’Anne Champagne soulève l’enthousiasme. En 2018, tandis qu’elle pratiquait la course à obstacles, elle a remporté le Spartan Ultra Beast de Stoneham, 45 minutes devant le premier homme. « J’ai toujours été compétitive et j’ai toujours aimé le sport, raconte Anne. Quand j’étais enfant, la fille qui gagnait au ballon-chasseur, c’était moi ! » Un peu tomboy, elle jouait au football et au soccer avec les garçons. « J’ai toujours voulu aller plus loin dans la performance », justifie-t-elle.

Elle grandit à Sainte-Julienne, proche de Rawdon, en bordure d’un lac et de la forêt. En compagnie de son père, elle part en motoquad sur les terres de son grand-père pour aider à corder le bois. Dans la forêt, dans la nature, elle est chez elle. Elle chemine dans le sport : après un déménagement à Saint-Charles-Borromée, en banlieue de Joliette, Anne intègre une école secondaire où le triathlon a la cote. C’est l’entraîneur Alain Labarre, enseignant d’éducation physique au secondaire, qui la repère au cours d’une épreuve de cross-country.

« C’était une fille qui avait une grande détermination et un grand désir de s’améliorer, dit-il. C’était évident dès le départ. » Il l’accompagne pendant les années de son adolescence, tentant, par le sport, de l’aider à développer en elle ce qui lui permettrait de devenir une adulte accomplie. Déterminée, certes, mais pas faite pour la piscine, se souvient-il. « La natation, c’était sa faiblesse, dévoile-t-il. On sentait sa déception à cause de ses limitations du côté de la nage, mais ça l’a poussée à travailler vraiment fort. C’est une réussite, ça aussi. »

L’entraîneur se rappelle par ailleurs une sortie à vélo où Anne s’était mise à pleurer au pied d’une très grosse côte, nerveuse face à la montée : « Ça a été marquant pour moi de constater qu’on passe tous par des chemins remplis de doute. Et quand on voit ce qu’elle accomplit maintenant, c’est encore plus frappant. »

CHRISTIAN DIONNE – QUÉBEC MEGA TRAIL

Intense

Ces années d’entrainement jettent les bases de l’athlète qu’elle est aujourd’hui : disciplinée et intense. Peut-être trop. Si elle n’a pas poursuivi le triathlon, outre le fait qu’elle ne performait pas en natation, c’est parce que l’entrée dans l’âge adulte l’a « cassée ». « Je me suis retrouvée dans le fond du baril », relate Anne. Partie à Montréal pour étudier la kinésiologie à l’Université McGill, elle sombre dans l’anorexie. « J’avais besoin de contrôle, en plus de la performance. C’était une sorte de besoin d’être parfaite en tout », se remémore-t-elle.

Anne quitte les études et retourne vivre chez ses parents, dans le sous-sol où elle réside encore à ce jour. Elle est suivie de près par une équipe de spécialistes. « Pendant cette période, ce n’était pas réellement moi. C’est comme si j’étais morte. J’étais détachée de moi-même », évoque-t-elle, réalisant qu’elle en a gardé peu de souvenirs. Pendant un an, elle ne court presque pas ; elle met le sport de côté pour se rétablir. La course lui apparaît comme quelque chose de « destructeur » : elle l’a menée sur « une pente descendante ».

C’est le CrossFit qui lui fait du bien. « C’est un sport qui m’a permis de me sentir forte, de me sentir solide, d’aimer de nouveau l’activité physique et de détourner mon attention de l’alimentation », raconte Anne.

Parallèlement à un retour aux études, le CrossFit l’entraîne vers la course à obstacles, puisque ces deux disciplines sont étroitement liées. À sa première compétition, elle termine troisième. Avec son copain de l’époque, elle s’inscrit à quelques compétitions et se promène un peu partout au Québec dans une fourgonnette aménagée. En 2016, « j’étais tout le temps sur le podium », se remémore Anne.

Solitaire

ULTRA-TRAIL HARRICANA DU CANADA

C’est vers cette époque que Jean-Benoit Boudreau fait sa connaissance et devient l’un de ses plus proches amis. L’athlète de la Rive-Sud, dans la région de Québec, participait à plusieurs courses à obstacles en compagnie d’autres camarades. « On la connaissait parce qu’elle gagnait à tous les coups, mais il faut dire qu’elle ne se mélangeait pas beaucoup au monde », indique-t-il, soulignant l’un des traits de personnalité de la jeune femme, à savoir qu’il s’agit d’une solitaire.

« Elle est souvent dans sa bulle. Elle ne pense qu’à la course », révèle Jean-Benoit Boudreau. « On le voit sur les réseaux sociaux, elle part courir seule dans le bois. Elle est bien dans la nature », ajoute-t-il. Il est vrai que la millénariale Anne Champagne est fort active en ligne, surtout sur Instagram, où elle partage des photos de ses sorties, parfois accompagnées d’une citation inspirante.

Le cercle d’amis auquel Anne s’est greffée se surnomme le « Team Party ». Pour ce groupe de gars – et Anne –, un « party », c’est une longue sortie de course. Avec sa petite taille et son visage d’enfant, la jeune femme détonne un peu au milieu de ces grands gaillards musclés et plus vieux qu’elle. « Nous sommes ses body guards », dit Jean-Benoit en riant.

À l’été 2019, Jean-Benoit lui a donné le rythme sur les 30 derniers kilomètres du Québec Méga Trail, alors qu’elle filait à fond de train vers la victoire. Il a pu voir son caractère vif : « Elle est très compétitive, confirme-t-il. Elle est forte en descente. Par contre, elle a un petit côté bipolaire dans la course : elle passe rapidement des highs aux downs. Elle peut soudainement se mettre à sacrer, et gueuler que ‟ça ne va vraiment pas bien !″, puis redevenir une boule d’énergie qui fly l’instant d’après. »

De la course à obstacles à celle en sentier

En 2017, la saison de compétition de course à obstacles d’Anne s’interrompt brusquement au tout début, lorsqu’elle se fracture un bras en tombant d’un obstacle. « Cette année off m’a amenée à remettre les choses en perspective, dit-elle. Être limitée, ça confronte à soi-même. » En se promenant longuement à pied dans les bois, elle prend conscience de ce que représente le sport dans sa vie. Le couteau entre les dents, elle veut reprendre.

Elle revient à la compétition l’année suivante et recommence à grimper sur les podiums. Quand elle essaie une première course de trail, à Saint-Donat, elle la remporte. Quelques mois plus tard, elle gagne son premier ultramarathon en sentier, le 55 km du Bromont Ultra. Elle attrape la piqûre des sentiers.

Depuis, les victoires s’accumulent et son statut de vedette se confirme, en même temps que s’accentue la pression qui l’accompagne. « Les gens ne sont pas méchants, mais les petits mots d’encouragement du genre ‟tu vas gagner ça facile″ ou ‟j’ai hâte de te voir sur le podium″, ça pèse un peu », avoue-t-elle, désirant ne pas décevoir.

En février 2020, lors de l’Ultra Trace de Guadeloupe, il était écrit dans le ciel qu’elle sortirait victorieuse. Elle était la meilleure femme au départ. Or le cœur n’y était pas, tourmenté par les débuts d’une histoire d’amour. Et, surtout, « après avoir tout gagné en 2019, je sentais qu’il fallait que je démarre 2020 en lion », dit-elle. D’autant qu’elle était très ambitieuse sur le circuit international cette année. « C’est une pression que je me suis mise moi-même. Il fallait que je performe, parce que les gens s’attendaient à ce que je gagne. » L’abandon lui a fait réaliser qu’elle ne courait pas, ce jour-là, pour les bonnes raisons, et qu’il fallait un cœur solide pour se rendre jusqu’au bout.

Ce sont de nouveaux apprentissages, qui donnent de la profondeur à ses réflexions. Quand elle regarde les femmes sur la scène mondiale de l’ultra-trail, elle voit bien que les grandes performances viennent plus tard. Que des femmes, à l’instar de son idole Courtney Dauwalter, remportent des courses majeures dans la trentaine, voire dans la quarantaine. « J’ai tellement de temps devant moi, j’ai encore tellement de choses à vivre ! » s’exclame Anne.

Les événements de trail auxquels elle devait prendre part au printemps et à l’été ayant été annulés pour cause de pandémie, Anne se console en restant active dans les sentiers de Sainte-Béatrix ou Saint-Jean-de-Matha. Elle aime Lanaudière et souhaiterait faire découvrir sa région. Elle se cherche également dans les bois un terrain où elle pourrait faire construire sa maison.

Vincent Champagne est rédacteur en chef de Distances+.