Des chaussures révolutionnaires… vraiment ?

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Avec des chaussures soupçonnées d’être de petites merveilles de technologie, une multinationale de la course à pied a déclenché une pseudo-controverse qui a la vie dure, peut-être même trop.

C’est l’histoire de chaussures révolutionnaires qui font littéralement courir plus vite – la science le dit ! Euh, non, attendez : c’est plutôt le récit d’un coup de pub si savamment orchestré qu’il a marqué au fer rouge l’inconscient collectif. À moins qu’il ne s’agisse d’un bête effet de mode alimenté par la masse sans cesse grandissante des coureurs « sérieux » … et bien en moyens ? Le dopage technologique est également une piste intéressante : qu’une des plus importantes fédérations sportives du monde soit forcée de s’en mêler veut forcément dire quelque chose. Il faut aussi prendre en compte la dépendance de la majorité aux grosses pantoufles de course, ce que sont au fond ces super godasses légères comme des plumes.

Le pire, c’est que tous ces arcs narratifs sont pareillement recevables, malgré leurs contradictions apparentes. Surtout, ils confirment que les souliers dont la mousse très épaisse renferme une plaque en fibre de carbone font toujours autant jaser plus de cinq ans après que l’équipementier Nike les eut fait apparaître sur l’écran radar. « Si je demande l’opinion de 100 personnes issues du milieu de la course à pied, toutes ou presque me répondront que leur effet sur les performances est très important, affirme Blaise Dubois, physiothérapeute et fondateur de La Clinique Du Coureur, connu pour ses positions tranchées sur les chaussures de course. Pour ma part, j’y vois plutôt une mise en marché particulièrement bien ficelée et réussie. »

Pas du tout, rétorque Jimmy Gobeil, propriétaire de la boutique Le coureur nordique, qui a croisé le fer à plusieurs reprises avec le scientifique, un féroce débatteur. « À un moment donné, le marketing a le dos trop large ! Sinon, pourquoi des coureurs professionnels laisseraient-ils tomber des contrats lucratifs pour être libres de courir avec la chaussure de leur choix ? » soutient-il, citant l’exemple du coureur de fond canadien Reid Coolsaet. En 2020, l’Ontarien a sciemment mis fin à son association de longue date avec New Balance afin de, chaussé de Nike, tenter de se qualifier – en vain – pour les Jeux olympiques de Tokyo. Il a depuis migré vers la course en sentiers, où on retrouve d’ailleurs des versions cramponnées de ces pompes futuristes.

Une saga

Pour mieux comprendre tous les tenants et aboutissants de cette affaire, un retour dans le temps s’impose. La chose débute vers la fin de 2016 lorsque Nike lance le projet Breaking2. L’objectif de la firme de l’Oregon : faire passer l’homme sous la barre mythique de 2 heures au marathon. À l’époque, cela implique de retrancher 3 minutes au record du monde sur cette distance ; aussi bien dire une éternité. Le 6 mai 2017, à Monza, en Italie, un coureur kényan passe pourtant à 26 secondes de réaliser l’inconcevable. Son nom : Eliud Kipchoge, une sacrée pointure sur la planète athlétisme. À ses pieds : la Nike ZoomX Vaporfly 4 %, appelée ainsi parce qu’elle améliore d’approximativement 4 % l’économie de course, l’un des trois principaux déterminants de la performance en course à pied.

C’est du moins ce que rapporte une étude parue peu après dans la vénérable revue savante Sports Medicine. « Les scientifiques ont comparé la Vaporfly à une chaussure de performance de poids semblable chez des athlètes qui font en bas de 32 minutes sur 10 km. L’amélioration rapportée est phénoménale ; on ne s’attend pas à observer ça chez des élites », analyse Blaise Dubois. Seul hic, et il est majeur : parmi les auteurs, trois sont des employés ou consultants de Nike, donc en situation flagrante de conflit d’intérêts. « Cela n’enlève rien à la qualité somme toute assez bonne du papier. Mon problème, c’est que les auteurs font une infopublicité pour la marque en concluant que les prochains records sur 42,2 km seront assurément battus avec cette chaussure. »

La machine à imprimer les dollars était cependant déjà enclenchée. Dans la foulée de la tentative ratée de Kipchoge, Nike commercialise une version « pour amateurs » de ladite chaussure. Prix de détail : au-delà de 300 $, une somme considérable pour cette catégorie de produits. En 2022, il en coûte 330 $ pour se procurer la ZoomX Vaporfly Next % 2, sa digne successeure. « Lors d’un beau samedi printanier, nous pouvons vendre jusqu’à 175 paires de souliers de course. Du nombre, environ 25 [≈15 %] sont des chaussures munies d’une plaque de carbone, toutes marques confondues », estime Jimmy Gobeil. Sans surprise, Adidas (Adizero Adios Pro), Saucony (Endorphin Pro), Asics (Metaspeed) et consorts offrent désormais des équivalents tout aussi onéreux.

Crédit photo : Nike

Ces marques n’ont pas vraiment eu le choix. Le 12 octobre 2019, à Vienne, en Autriche, Eliud Kipchoge fracasse finalement le seuil de 2 heures au marathon, cette fois-ci chaussé d’une version améliorée de la Vaporfly. Sa performance de 1 h 59 min 40 s ne sera toutefois pas homologuée par la World Athletics, sous prétexte qu’elle déroge aux règles de l’art – tracé parfait, conditions météo favorables, présence constante de lièvres de cadence, voiture de tête qui donne l’allure. L’organisme qu’on nommait anciennement Fédération internationale d’athlétisme avait le regard tourné ailleurs, probablement sur l’avantage technologique indu fourni par ces chaussures capables de retourner davantage d’énergie à chaque foulée, améliorant ainsi la propulsion et le rythme de course.

À ce moment, la question du dopage technologique est sur toutes les lèvres. Les Vaporfly étaient après tout aux pieds de 31 des 36 coureurs ayant foulé le podium de l’un des six marathons majeurs en 2019. Des coureurs non commandités par Nike portaient même des Vaporfly dont ils camouflaient maladroitement le logo en virgule, le fameux Swoosh. « Il faut les essayer pour comprendre. Ce sont des chaussures qui retardent l’apparition de la fatigue musculaire, ce qui aide à la fin d’une longue épreuve comme un marathon », insiste Jimmy Gobeil, lui-même un coureur de bon niveau. De guerre lasse, la World Athletics révise ses règlements au début de 2020 en se contentant de limiter l’épaisseur de la semelle des futures chaussures à 4 cm, sans bannir les plaques de carbone.

Réponses variables

De toute façon, ces dernières ont sans doute très peu à voir avec les améliorations observées, pense Blaise Dubois. « Le principal avantage de ces chaussures est leur légèreté. Celle-ci permet à la majorité des coureurs habitués à de gros souliers protecteurs pesant plus de 300 g de pratiquer leur sport dans quelque chose de similaire, mais de moins de 200 g », statue-t-il. Autrement dit, les Vaporfly et autres mirifiques chaussures sont en fait des maximalistes aussi légères que des racers ou même des minimalistes. Selon le chroniqueur de KMag, c’est ce qui expliquerait les meilleures performances réalisées depuis cinq ans par les amateurs chaussés de manière bionique lors de certains grands rendez-vous, un phénomène décrit par le New York Times dans une analyse de mégadonnées publiée en 2018.

Qui plus est, il semble y avoir une forte variabilité interindividuelle dans l’effet induit par ces chaussures. C’est du moins ce que suggèrent plusieurs autres études scientifiques – indépendantes, celles-là, contrairement à celle publiée dans Sports Medicine en 2017. Si certains courent vraiment plus vite, d’autres au contraire ne constatent aucun bénéfice. Ou, pire, ralentissent. À ce stade-ci, il est impossible d’établir avec certitude ce qui distingue les uns des autres. « Ceux qui attaquent du talon sont-ils avantagés ? Le confort perçu est-il la clé ? À moins qu’il n’y ait un effet de croyance ? Il y a encore beaucoup de zones grises », indique Blaise Dubois, qui a collaboré à cette étude parue dans le Journal of Sport and Health Science en 2020.

Jimmy Gobeil a sa petite idée sur ce sujet. « C’est essentiellement une question de niveau. Les coureurs rapides composent bien avec la mousse molle et instable des Vaporfly, ce dont sont incapables les plus lents », fait valoir celui qui, en bon commerçant, s’empresse de préciser que ces derniers trouveront davantage leur compte dans les Nike ZoomX, « à la semelle plus ferme et stable ». Dans tous les cas, il faudrait recourir à ces chaussures tout sauf ordinaires « seulement lors de séances d’entrainement par intervalles et de compétitions » parce que « on ne prend pas une formule 1 pour aller à l’épicerie », illustre-t-il. « C’est l’évolution normale de notre sport. J’aurais aimé y avoir accès dans mon jeune temps, lorsque j’étais au sommet de ma forme physique. »

Soulignons que ce n’est pas la première fois que Nike bouleverse le petit monde de la course à pied. On lui doit les premières chaussures de course modernes, dotées de matières absorbantes, dans les années 1970. « J’ai vu la marque arriver sur le marché ; j’ai été parmi les premiers à en avoir, comme adolescent », se souvient Jean-Yves Cloutier, entraineur, conférencier et coauteur de plusieurs livres sur la course à pied, qui trace de nombreux parallèles entre cette époque et le débat actuel. « C’est la première fois que la chaussure a une si grande influence sur les performances », nuance-t-il toutefois. À un tel point qu’il est désormais monnaie courante de se demander dans quel soulier une performance a été réalisée… sans s’interroger sur l’auteur de l’exploit et ses qualités intrinsèques. Bref, sur l’essentiel.

Anatomie de la super godasse

Prenez une chaussure traditionnelle telle que la Gel-Nimbus d’Asics ou la Triumph de Saucony. Troquez son empeigne et sa languette rigides, en mesh, pour des équivalents souples, ajustés et légers comme des plumes. Enlevez ensuite de sa semelle intermédiaire et d’usure toutes ces technologies soi-disant protectrices qui ont surtout pour effet de l’alourdir considérablement – à quelque 300 g pour la taille de référence masculine ; remplacez-les par des mousses réactives dans lesquelles se glisse une plaque en fibre de carbone, parfois plusieurs. Augmentez légèrement l’épaisseur de la semelle, mais ne changez à peu près rien au dénivelé entre le talon et l’avant-pied. Voilà : vous obtenez un exemplaire de ces fameuses chaussures dont tout le monde parle.

Maxime Bilodeau est journaliste et kinésiologue de formation.