Des sentiers en santé ?

  • UTHC - David Béland

Le débarquement de milliers de coureurs en territoire sauvage le temps d’un week-end ne dérange pas que les ours. Comment les organisateurs de courses et les traileurs peuvent-ils rendre les défis moins dommageables sur les sentiers et pour la nature ?

Il y a quelques années, j’ai lu l’excellent livre Ultra-ordinaire de Joan Roch, grande source d’inspiration dans le monde des coureurs. L’ultramarathonien raconte que lors d’une course longue distance, l’afflux de bipèdes cramponnés a transformé une portion de piste en terrifiante glissade de boue.

L’anecdote du bouquin fait rigoler, car l’auteur à la plume habile retrace le précaire équilibre du coureur en mode descente, toutefois j’ai ri un peu jaune. Pendant la lecture, j’ai pensé à l’état du sentier. Après que les coureurs eurent reçu leur médaille et bu leur bière puis furent repartis dans leurs quartiers, qui apporterait les premiers soins à cette piste métamorphosée en toboggan ?

Depuis 20 ans, j’écris sur le domaine du plein air et j’ai vu des sentiers défrichés en forêt devenir des lieux impraticables en raison d’un déficit d’entretien, d’opérations forestières, de promotion immobilière ou du passage de véhicules hors route. J’ignorais qu’un jour, les gestionnaires de sentiers devraient craindre les événements de courses et leurs coureurs des bois 2.0.

Gaspesia 100 – Dominic Lafleur

Là où le bât blesse, c’est dans le passage de centaines, voire de milliers de coureurs sur un sentier dans un court laps de temps. « Des courses qui se terminent dans des sentiers complètement détruits, on a vu cela très fréquemment. Après, ce sont les gestionnaires de sentiers, souvent des bénévoles, qui doivent réparer les pots cassés », déplore Grégory Flayol, directeur adjoint à Rando Québec, la fédération de loisirs qui défend les randonneurs et soutient les réseaux de sentiers.

Par chance, les organisateurs délinquants, qui débarquent en forêt sans crier gare et repartent comme des voleurs, se raréfient, note Grégory Flayol. Le milieu se professionnalise et les organisateurs de trail bien implantés réalisent qu’ils doivent prendre soin des sentiers. « Nous n’avons pas d’autre choix que de protéger la nature, c’est notre gagne-pain », signale Alexandre Mailhot, responsable des relations de presse au Québec Mega Trail, qui se déroule au Mont-Sainte-Anne ainsi que sur le Sentier des Caps de Charlevoix et sur le sentier Mestachibo.

« J’avoue qu’auparavant, la protection des sentiers n’était pas une préoccupation majeure, mais avec l’explosion du nombre de randonneurs et de coureurs qui ont envahi les sentiers depuis la pandémie, nous nous sommes rendu compte que ces infrastructures ne résistaient pas à cet envahissement, qu’il fallait porter une attention accrue à notre terrain de jeu », observe Marline Côté, directrice générale de l’Ultra-Trail Harricana du Canada (UTHC), une course en sentier qui a lieu en septembre dans le vaste réseau de la Traversée de Charlevoix (TDC).

Ce souci de préservation commence par la planification des itinéraires. Lors des courses à grand déploiement, les coureurs ne sont pas autorisés à battre la semelle n’importe où. Les organisateurs dirigent les coureurs là où les sentiers possèdent une meilleure capacité de support. « Nos courses les plus achalandées se déroulent sur le mont Sainte-Anne, principalement dans des pistes de vélo de montagne, car celles-ci sont capables de tolérer un gros achalandage. Seuls les ultra-marathoniens s’aventurent dans des pistes ayant une capacité de support limitée, comme le sentier Mestachibo et le Sentier des Caps de Charlevoix », indique Alexandre Mailhot. On évite aussi le passage répété au même endroit durant l’épreuve, une situation fréquente sur les longues distances, où les coureurs effectuent des boucles afin d’atteindre le mythique 160 km.

En amont, les organisateurs sensibilisent dans leurs communications les participants sur les bonnes pratiques. La règle d’or est de ne pas piétiner la végétation aux abords des pistes, de façon à éviter de provoquer un élargissement de la piste. « Nous demandons aux coureurs de ne pas esquiver les trous de boue. Un vrai coureur de sentier demeure dans le sentier, quitter à se salir les pieds », affirme Alexandre Mailhot. Sinon, le trou s’agrandit, se transforme en mare, puis en lac. Les gens s’en écartent et créent des sentiers secondaires. La piste étroite devient une autoroute à trois voies.

Les organisateurs, généralement eux-mêmes des coureurs, tentent de s’impliquer davantage dans l’entretien et le maintien des pistes déjà existantes. Dans le passé, l’UTHC, dont la 10e édition s’est tenue cet automne, organisait des corvées de nettoyage, cependant l’organisation a délaissé cette pratique avec le temps. « Car nous n’étions pas des experts en scie à chaîne », dit Marline Côté. En lieu et place, l’équipe de l’UTHC met sa vitesse à la disposition de la Traversée de Charlevoix. « Nous agissons maintenant comme des patrouilleurs qui signalent les problèmes à corriger, telle l’obstruction par les arbres. La TDC envoie ensuite son personnel de terrain apporter les correctifs », détaille Marline Côté.

En marge des rencontres sportives, Marline Côté tâche d’encourager les coureurs à découvrir de nouvelles pistes, histoire d’alléger la pression sur les sentiers les plus populaires. « C’est pour cette raison que notre club de course, le Club Harricana, alterne les destinations. Nous démontrons aux coureurs qu’il existe d’autres sentiers dans Charlevoix que celui du mont du Dôme ou L’Acropole-des-Draveurs », souligne-t-elle.

Les coureurs devraient quant à eux adopter un code d’éthique concernant leur activité favorite. Par exemple, Jacques Goulet, président du Sentier national de la Mauricie, organisation qui veille au développement de la portion du Sentier national du Québec qui traverse cette région, recommande aux coureurs d’éviter les pistes pendant la période de dégel et après un épisode de pluie. « Même s’il est difficile de renoncer à une sortie prévue à l’horaire », concède-t-il. Un acte qui est de moins en moins respecté, nous indique-t-on : les gens sont probablement plus pressés que jamais de cavaler dans les bois.

Pour une relation gagnant-gagnant

Par le passé, le lien de confiance entre organisateur de course et gestionnaire de sentier a été brisé à de nombreuses reprises. Des histoires où des courses ont débarqué sur des sentiers, monopolisant stationnement et refuges sans avoir pris la peine de communiquer avec les responsables de sentiers, sont légion au Québec. Les organisateurs contactés par KMag n’ont évidemment pas cette approche.
La Traversée de Charlevoix et l’UTHC se félicitent d’avoir scellé un partenariat gagnant-gagnant qui peut servir d’inspiration à d’autres organisations. La recette du succès : la communication. « Nous expliquons clairement nos attentes, ce que nous ne faisions pas toujours auparavant. Ce partenariat comporte beaucoup d’avantages. L’UTHC est notre allié dans plusieurs dossiers », assure Justin Verville Alarie, directeur général de Sentiers Québec-Charlevoix qui gère la destinée de la Traversée de Charlevoix. En vertu de ce partenariat, l’UTHC verse désormais une contribution financière à la TDC, accentue la promotion du réseau et vient de lancer le prix Eudore-Fortin, du nom du fondateur de la TDC, afin de souligner le travail des bâtisseurs de sentiers dans cette région.

Sortir les sentiers de l’ombre

Si les manifestations sportives ont des impacts sur les sentiers, ils ne sont pas nécessairement négatifs, avancent plusieurs organisateurs comme Jean-François Tapp, directeur de courses de l’Ultra Trail Gaspesia 100, qui se dispute en juin à Percé. « Le réseau municipal que nous empruntons souffre d’un important déficit d’entretien. La tenue de notre événement nous fournit des munitions en vue de convaincre la Ville d’y consacrer davantage d’énergie », mentionne le dynamique entrepreneur gaspésien, aussi propriétaire hôtelier.
Sans la pression de Gaspesia 100, les sentiers seraient vraisemblablement abandonnés. « Je milite pour qu’ils soient réaménagés dans les règles de l’art, car en ce moment, de grandes portions circulent en zone inondable. Ça intensifie notre défi – une caractéristique qui fait le bonheur de nos participants, mais guère séduisante pour le randonneur moyen », reconnaît Jean-François Tapp.

Mario Villemure, président de La Chute du Diable, rendez-vous sportif qui se tient au mois d’août en Mauricie, met également en lumière le côté positif des courses : « Les sentiers du coin étaient sous-achalandés il y a quelques années à peine. Le corridor de marche disparaissait sous le couvert végétal. Nos courses ont contribué à faire connaître les pistes du Sentier national de la Mauricie et du parc récréoforestier de Saint-Mathieu-du-Parc. » Du même souffle, il admet que la situation a complètement changé depuis. À cause de la pandémie, les pistes de la région subissent le contrecoup d’un fort achalandage de randonneurs et coureurs. « Des problèmes de boue ont fait leur apparition, ce qu’on ne voyait jamais auparavant », constate ce facteur de profession. Des interventions sur le terrain deviennent de plus en plus nécessaires, me confirment les bénévoles du Sentier national de la Mauricie.

Québec Méga Trail

Ce qui mène à poser cette question délicate : les traileurs font-ils leur part afin de pérenniser les sentiers ? Grégory Flayol, de Rando Québec, n’a pas d’hésitation : pas assez. « Ils devraient entre autres exiger des organisateurs de course qu’une portion des frais d’inscription retourne à l’entretien des sentiers », plaide-t-il.

Au-delà de l’aspect financier, les coureurs donnent-ils suffisamment de leur temps ? Un reportage du magazine Outside a d’ailleurs soulevé la controverse à ce sujet, mettant le doigt sur la faible implication, en territoire états-unien, des coureurs dans l’entretien des pistes par rapport aux adeptes de vélo de montagne. Tout ce qu’il y a de plus empirique, un tour de table de KMag auprès des gestionnaires de sentiers révèle que les coureurs seraient peu nombreux à s’impliquer, à comparaison aux amateurs de vélo de montagne, qui sont les champions en la matière. À qui la faute ? « Peut-être que les coureurs de sentier vivent essentiellement en ville et qu’ils sont relativement jeunes, donc très occupés. Ou peut-être qu’on ne les sollicite pas assez », s’interroge Jacques Goulet, du Sentier national de la Mauricie.

Il y a certainement du chemin à faire. Outre la manipulation du sécateur, il existe plusieurs façons de contribuer à la bonne santé des sentiers, notamment en militant pour la préservation des milieux naturels ou en rejoignant un conseil d’administration. L’heure est peut-être venue, après avoir reçu, de redonner aux pistes ? À mijoter durant votre prochaine sortie.