FKT pour les intimes

  • Simon Diotte

Depuis qu’est survenue la pandémie, les coureurs en quête de défis se sont lancés à corps perdu dans une nouvelle aventure : réaliser des fastest known times (FKT), qu’on peut traduire par « meilleurs temps connus ». Porté par la vague, notre collaborateur a tenté un FKT dans un sentier de Lanaudière. Portrait de ce phénomène en pleine ascension.

Après 25 heures, 5 minutes et 19 secondes, j’ai bouclé, en compagnie de mon acolyte Jean-François Michaud, la boucle du sentier Zen nature, qui sillonne la topographie accidentée de Saint-Zénon, dans l’arrière-pays de Lanaudière. Sous la chaleur étouffante du mois d’août, nous avons crapahuté sur 61 km, parcourant 2100 m de dénivelé positif, tout en dormant une nuitée à la belle étoile en mode fastpacking.

Au bureau d’accueil de la boucle Zen nature, qui nous a servi de point de départ et auquel nous revenons, la préposée à l’accueil n’en revient pas de nous revoir si vite, après un départ la veille à midi : « Nos clients effectuent la boucle en quatre jours et en reviennent complètement fourbus. Et devant la difficulté du sentier, plusieurs abandonnent dès le deuxième jour. »

Malgré notre rythme de course peu rapide, car nous n’avons pas stoppé le chronomètre pendant la nuit, nous avons quand même établi un FKT sur cette piste. Notre secret : être les premiers à défricher ce territoire en FKT ! Pour cette course-aventure, j’ai appliqué le principe de Peter Bakwin, cofondateur du fastestknowntime.com, la référence en la matière : « Si vous n’êtes pas rapide, soyez le premier ! »
J’ai donc inscrit notre parcours et notre temps sur ce site de référence, qu’on pourrait qualifier de livre de records Guinness de la course, notifiant à l’univers que nous sommes les détenteurs du chrono le plus rapide sur cette boucle. De quoi me péter les bretelles de ma veste de course.

Même si un FKT ne rapporte ni médaille ni récompense, les coureurs s’entichent comme jamais de cette formule, qui a connu une explosion de popularité en période de pandémie. Si 2020 a été l’année COVID-19, dans le domaine de la course, elle a aussi été l’année FKT. Avec l’annulation massive des rencontres sportives, la communauté de coureurs s’est tournée de bord. Quoi de mieux qu’une course contre la montre en mode virtuel afin de garder la forme et la motivation, en plus d’obtenir une reconnaissance des pairs ?

En 2020, pas moins de 4500 FKT ont été établis à travers le monde, une croissance de 350 % par rapport à 2019, selon fastestknowntime.com (les données de 2021 n’étaient pas encore disponibles au moment de mettre sous presse). De nouveaux parcours qui présentent un intérêt, d’un minimum de 5 miles (8 km) et de 500 pieds de dénivelé (152 m), ont été enregistrés partout sur la planète par des coureurs, avant d’être approuvés par la quinzaine de bénévoles du site. Au Québec, la vague des FKT a vraiment décollé en 2021 alors que le nombre de parcours enregistrés a presque doublé, passant de 20 à 38.

UNE SOLUTION DE REMPLACEMENT AUX COURSES

Pourquoi cette frénésie des FKT ? Buzz Burrell, cofondateur de fastestknowtime.com, répond à KMag par une autre question : pourquoi pas ? « Les courses officielles sont coûteuses, sont peu pratiques (on ne choisit pas la date de l’événement) et se limitent à des parcours précis, pas toujours les plus intéressants. En revanche, les FKT sont gratuits, se font n’importe quand – en attendant que la météo soit favorable, par exemple –, et se réalisent n’importe où – en ville, en forêt, hors sentier, etc. », énumère cette légende vivante des ultramarathons, à qui on doit la popularisation du terme FKT au tournant des années 2000.

Buzz Burrell, cofondateur de fastestknowntime.com

Le phénomène FKT n’est pas nouveau en soi, rappelle Buzz Burrell. Qu’y a-t-il de plus humain que de courir le plus rapidement possible sur un sentier particulier et de s’en vanter ? « Des sentiers états-uniens étaient déjà depuis longtemps des lieux de temps records, cependant les données étaient peu accessibles », contextualise Buzz Burrell. Le site fastestknowntime.com règle cet irritant en répertoriant les données et en les rendant accessibles aux coureurs du monde entier.

Avec quelques années de retard par rapport au monde anglo-saxon, épicentre des FKT, la mode des FKT s’enracine peu à peu en sol québécois – retard qui s’explique plausiblement par une question de langue et l’absence, pendant longtemps, d’un porte-étendard local de la culture FKT.

Or les choses changent. L’un des coureurs les plus renommés par chez nous, le Franco-Québécois Mathieu Blanchard, a réalisé en 2020 deux FKT médiatisés, la circumnavigation de l’île de Montréal en avril et le Sentier international des Appalaches (SIA-Québec) en août. À l’été 2021 est venu le tour d’Anne Bouchard, figure bien connue dans le monde des ultras, d’établir un FKT sur le SIA-Québec. Résultat : ce défi devient maintenant un sujet de conversation dans la communauté des traileurs.

 

AVENTURE SUR MESURE

Bien que des athlètes de renom se livrent une guerre sans merci de FKT sur les pistes emblématiques de la planète, l’établissement d’un temps record n’est pas l’apanage des super-athlètes. Sur les pistes moins connues, les traileurs de tous niveaux réalisent des FKT dans le but de se dépasser. J’en suis moi-même la preuve.

Philippe Désautels est probablement le champion québécois de la formule. Il comptait cinq FKT à son palmarès en date de novembre 2021. Ce qui passionne ce père de famille, c’est de dessiner un parcours et d’être le premier à le fouler. « Les FKT, c’est une manière de créer ses propres courses, en fonction de ses propres paramètres et au cours desquelles on occupe tous les rôles : athlète, directeur de course, responsable ravito et équipe de sécurité », détaille cet amateur de course longue distance de 43 ans.

Autre raison d’apprécier ce défi : cet Hilairemontais aime courir en solo, loin des départs de masse. « De cette façon, j’entre plus facilement dans ma bulle que dans une course classique où on croise des participants qui placotent », révèle celui qui détient le temps le plus rapide en équipe mixte sur le Sentier des caps de Charlevoix. Cet ostéopathe de profession ne se cache pas qu’établir un temps record, et le faire officialiser, flatte son ego. « Le fait que KMag me téléphone prouve que les FKT apportent une certaine reconnaissance », se réjouit-il en toute sincérité.

Rémi Poitras est un autre grand fan des FKT. Selon cet urgentologue de Moncton, au Nouveau-Brunswick, les temps les plus rapides sont une belle façon de découvrir des sentiers qui en valent la peine. « C’est un outil d’exploration. Par la suite, on n’est pas obligé de battre le meilleur temps. On se mesure aux meilleurs coureurs uniquement pour le plaisir », dit cet Acadien qui a quatre FKT à son actif.

Alex-Sandra Naud, une infirmière de 31 ans, détient le record féminin de la traversée des monts Sutton, un trajet de 48 km au dénivelé positif de 2600 m. C’est son podium à elle : « Je n’en aurai jamais un dans une compétition, parce que je ne suis pas assez rapide. Mais ce FKT va rester, même si mon temps sera éventuellement battu. »

Simon Diotte

Faire un FKT semble créer une dépendance. Tous les FKTistes interviewés dans le cadre de ce reportage ont un objectif clair en 2022 : en faire d’autres. Je fais partie du lot. J’ai trouvé la formule fort inspirante, en particulier l’aspect course-aventure, du fait qu’on planifie tout de A à Z, comme on le ferait pour un trek. Mon objectif 2022 sera d’améliorer mon chrono sur la boucle Zen nature. Dans quel but ? Celui de rendre ce record plus ardu à fracasser par les aspirants. Car Jean-François et votre serviteur ne céderont pas leur FKT au premier venu, oh que non !

UNE MODE QUI DÉRANGE

Les gestionnaires de sentiers ne voient pas d’un bon œil la popularité grandissante des FKT. Oui, l’enregistrement de FKT et le récit de ces aventures sur les médias sociaux confèrent une notoriété bienvenue pour les sentiers. Le revers de la médaille, c’est que les coureurs en quête de FKT sont une clientèle lourde à gérer.

« Les coureurs sont très énergivores pour notre équipe, car ils ont des besoins qui diffèrent totalement de ceux de nos randonneurs. Par exemple, ils veulent être autonomes et connaître les points de ravitaillement tout au long de notre sentier, ce qui est très complexe à indiquer vu son isolement ; ils veulent également sauter des étapes, ce qui complexifie notre gestion des chalets, et se plaignent davantage de la qualité du sentier. Au final, ils requièrent beaucoup d’attention mais sont peu payants, étant donné qu’ils dorment rarement en hébergement, notre principale source de revenus », explique Justin Verville Alarie, directeur général de Sentiers Québec-Charlevoix, organisme gérant la Traversée de Charlevoix, un raid de 105 km.

Mêmes doléances de la part du Sentier international des Appalaches – section Québec (SIA-Québec). « Il est difficile de répondre aux besoins des coureurs sans interférer avec les besoins en hébergement de nos grands randonneurs qui dorment à toutes les étapes, surtout dans un contexte de pleine capacité. Les FKT nous procurent de la visibilité, toutefois nous en avons moins besoin qu’auparavant », constate Éric Chouinard, directeur des opérations du SIA-Québec, connu sous le nom de GR-A1.
Les deux organisations ne ferment pas la porte aux coureurs, néanmoins elles instaurent de nouvelles règles. À la Traversée de Charlevoix, un coureur est tenu de payer 20 $ de frais d’ouverture de dossier dans le but de compenser le temps que le personnel doit lui accorder en matière de planification. Au SIA-Québec, on travaille à mettre sur pied un passeport propre à la clientèle des coureurs, dont les modalités restent à définir. À suivre.

Trois styles de FKT

  1. En totale autonomie (unsupported, selon le jargon du site : Aucune aide extérieure n’est permise durant l’épreuve. L’athlète transporte tout son matériel avec lui mais peut se désaltérer à une source d’eau naturelle.
  2. En autonomie partielle (self-supported) :Le coureur profite des commodités (épicerie, hébergement, restauration) qu’il croise en chemin, pourvu que ces commodités soient accessibles aux autres coureurs.
  3. Avec soutien (supported) : Le coureur bénéficie d’aide extérieure. Les FKT de Mathieu Blanchard et d’Anne Bouchard sur le SIA-Québec, accomplis avec une équipe de soutien, sont de ce style.

Les catégories

  • Homme, femme, non-binaire et équipe mixte.

Simon Diotte

Simon Diotte est rédacteur en chef du magazine Géo Plein Air.