Le marathon de la résilience

Notre collaborateur régulier Philippe Jacques raconte avec humilité son marathon de la résilience.

Après avoir réussi au cours de mes 26 marathons depuis mes débuts à la course en 2010 à me qualifier pour le marathon de Boston, à courir sous les 3h et à me qualifier pour le marathon de New York, il me restait un ultime objectif à atteindre : me qualifier pour le marathon de Berlin en 2h54 malgré mes 46 ans (j’ai réussi mon meilleur chrono à 41 ans en 2h55). J’avais choisi de faire le Hudson River Mohawk Marathon car c’est le parcours le plus rapide que je connais pour l’avoir déjà couru à deux reprises

Je me suis entraîné plus fort que jamais pour un marathon, augmentant mon volume de course avec de plus longues sorties, l’ajout d’un 2e entraînement par jour à l’occasion et du transport actif. J’ai également fait beaucoup de renforcement musculaire et profité de nombreux soins d’acupuncture, de massothérapie et d’osthéopathie. Bref, malgré que je savais que je courais moins vite qu’il y a quelques années, j’avais espoir de pouvoir réussir un ultime bon chrono tout en sachant que ce serait avec une philosophie de « ça passe ou ça casse » en courant à une vitesse précise peu importe les signaux que mon corps m’enverrait, de la météo ou d’autres facteurs.

Je suis parti de Montréal en pleine forme, reposé et motivé avec deux amis en direction de la minuscule expo-marathon dans les bureaux même de l’organisation du marathon afin de récupérer nos dossards et le magnifique chandail de l’événement offert aux coureurs.

Suite au traditionnel souper de pâtes à notre hébergement la veille du grand jour, nous marchons 10 minutes le lendemain matin pour nous rendre au départ des autobus qui nous amèneront à la ligne de départ. Après une semaine de grande chaleur et un samedi sous de fortes pluies, le dimanche s’annonce parfait à Albany avec 9 degrés, des nuages et un bon vent de dos.

Les dossards pour ce marathon sont attribués en fonction de notre temps estimé et ayant le dossard 31 parmi 500 participants, je me place très près de la ligne de départ. L’hymne américain est joué et c’est un départ à 8h pile.

Je cours avec une liste de lecture aléatoire pour la première fois de ma vie et le hasard fait bien les choses avec la chanson rock Attack de 30 Seconds to Mars qui débute. C’est exactement ce que je dois faire, attaquer ce parcours pendant les 18 premiers kilomètres qui sont très rapides et récupérer un peu dans la longue descente par la suite avant de m’accrocher et donner tout ce qu’il me reste à partir du 30e km.

À ma surprise, on débute en descendant une courte côte très inclinée qui descend en épingles et je n’ai aucun souvenir de cette côte. Mais les plus grandes surprises sont à venir en commençant avec une côte à monter très abrupte qui nous attend au début du 2e km. Et d’autres côtes aussi abruptes suivront jusqu’au 7e km. Je réalise que le parcours a changé et que c’est vraiment casse-pattes pour commencer mais je dois tenir ma vitesse prévue, peu importe ce qui arrive.

Mon plan de match est également d’essayer de trouver d’autres coureurs qui ont le même objectif que moi et je repère un petit groupe de quelques coureurs qui sont légèrement plus rapides que moi. Je brûle déjà beaucoup de cartouches pour m’accrocher à eux. Je vois pendant une montée sur ma montre que mes fréquences cardiaques sont à 166 alors que je ne devrais pas dépasser 160 sauf en de rares exceptions si je ne veux pas manquer d’énergie avant la fin du marathon. J’ai vraiment hâte que les côtes se terminent et d’arriver au premier ravitaillement (prévu au 6e km) afin de m’hydrater et de me recentrer.

Finalement, le parcours devient enfin comme dans mon souvenir à partir du 7e kilomètre avec la piste cyclable qui plonge dans la forêt après de belles vues sur la rivière Hudson. Je suis avec un groupe de huit coureurs qui ont le même objectif que moi (je le sais car ils sont capables de parler en courant autour de 4 minutes le kilomètre!) et je m’accroche à ce peloton pour les kilomètres suivants. Les ravitaillements sont à tous les 2 miles (environ 3km) et mon peloton est plus rapide que moi pour s’hydrater : je dois sprinter à chaque fois pour m’accrocher à nouveau. Je réussis à le faire jusqu’au 10e km et je passe exactement dans mes temps prévus mais j’ai déjà dépensé beaucoup d’énergie et je sais que je ne pourrai tenir ce rythme pendant 42,2 km. De plus, le vent de dos est définitivement de face et je me retrouve pendant plusieurs minutes à courir environ 100 mètres derrière mon peloton, incapable d’aller les rattraper pour pouvoir me protéger du vent. Leur avance augmente à chaque ravitaillement et malgré quelques accélérations pour essayer de les rattraper sans succès, je sais déjà autour du 13e km que c’est fini pour moi.

Je diminue alors considérablement ma vitesse pour être davantage sur un rythme confortable que je crois pouvoir tenir pour le reste du marathon et je sens un gros poids de moins sur mes épaules. Je pensais ressentir de la tristesse ou de la frustration de ne pas réussir mon objectif très ambitieux mais je réalise plutôt que cet objectif n’était tout simplement pas réaliste, même si le parcours avait été le même qu’avant et sans ce vent de face. Mon rythme prévu marathon ressemble en fait davantage à mon rythme pour un demi-marathon mais je voulais l’essayer une dernière fois en santé et aller au bout de cette quête.

Je cours donc en solo et plus léger pour les 20 km suivants comme je l’ai souvent fait pour de longues sorties
les fins de semaine. J’encourage les coureurs qui me dépassent, remercie et fait des blagues avec les bénévoles aux ravitaillements et les rares supporteurs et je profite d’une belle journée pour courir avec les couleurs de l’automne et de la bonne musique.

Au 33e km, alors que je dépasse enfin mon premier coureur depuis le 2e km, je commence à ressentir de la douleur à ma bandelette droite. Je dois diminuer considérablement ma vitesse pour rester confortable mais ça n’affecte pas encore mon humeur, comme je ne regarde plus vraiment ma montre depuis longtemps et que mon chrono final ne voudra rien dire pour moi : je savais que j’aurais un super chrono de 2h54 si ça passait ou un très mauvais chrono si je cassais, et j’ai cassé solidement et plus tôt que jamais!

Ma douleur s’accentue malheureusement et je dois rapidement prendre de courtes pauses pour arrêter me masser l’attache de la bandelette et me frapper sur les cuisses. Ça fonctionne mais je déteste devoir m’arrêter et plus j’arrête, plus c’est tentant de s’arrêter et de commencer à marcher au lieu de courir. La douleur est de plus en plus vive et je commence à boiter. Je ne veux plus m’arrêter car je souhaite que ça se termine le plus vite possible et également car je commence à avoir un peu froid avec ma camisole mouillée, les 9 degrés et un bon vent de face. Je cours donc en me massant régulièrement la bandelette en même temps et en serrant les dents, ce qui est sûrement très chic.

Je concentre mes pensées sur la médaille que je dois aller chercher pour mes enfants à la maison et à mes amis sur le parcours derrière moi, en espérant qu’ils ont une meilleure journée que moi. Je n’ai jamais couru aussi lentement la fin d’un marathon mais je suis surpris de pouvoir accélérer légèrement en apercevant un des chapiteaux de l’arrivée à 1km de la fin. Un autre ami courait le demi-marathon, qui débutait en même temps mais à mi-chemin du parcours, et je l’aperçois enfin au loin près de la ligne d’arrivée avec sa blonde. Je serre les dents de douleur tout en essayant de leur sourire. Je franchis finalement cette ligne d’arrivée, heureux et les bras dans les airs, et je me dirige rapidement vers mon couple d’amis pour qu’on se raconte nos courses respectives. Je suis vraiment de bonne humeur, très résilient et lucide sur ce que je peux encore accomplir à mon âge et avec mon corps.

J’avais dit il y a longtemps déjà à ma blonde que ce serait mon dernier marathon « compétitif » comme c’est beaucoup d’entraînement dans ma vie de famille, même si je m’entraîne presque uniquement tôt le matin ou sur l’heure du lunch pour minimiser les impacts sur la vie familiale. C’est également beaucoup de pression et de renoncements à faire lorsqu’on s’entraîne aussi sérieusement. Ça fait probablement 10 ans que je recherche toujours des marathons très rapides à l’automne pour me qualifier pour tel marathon ou courir un tel autre marathon en moins de 3h. J’ai maintenant envie de pouvoir choisir de beaux marathons également même s’ils ne sont pas les plus rapides.

J’accepte mon âge et mon corps et je vais davantage courir en paix maintenant mais j’ai toujours l’objectif de courir mes marathons annuels du printemps et de l’automne tant que je continue à avoir du plaisir à l’entraînement et lors des compétitions, et tant que je ne marche pas dans mes marathons!

Il me reste maintenant à décider si je m’inscris ou non à la loterie pour participer au marathon de Berlin l’an prochain…;-)