Le vent dans les voiles

Récit d’un premier marathon à contre-courant

Je ne pensais à rien quand j’ai pesé sur Confirmer. J’avais le vent dans les voiles. Je venais tout juste de terminer une course de 30 km en quatrième position, et un trop-plein de confiance et d’émotions me faisait commettre l’irréversible : m’inscrire à mon premier marathon, cinq semaines plus tard et… 12,2 km plus long !

J’avais choisi Rimouski en premier lieu parce que la date concordait avec mon plan d’entraînement, mais le site web avait fini par me convaincre : « Parcours plats et rapides qui longent le fleuve Saint-Laurent. Décor exceptionnel. Parmi les plus rapides en Amérique du Nord. » Il me restait six petites semaines pour boucler mon programme déjà bien entamé.

Le dernier samedi de septembre est arrivé vite. En raison de l’annulation de l’épreuve du 42,2 km du Marathon de Montréal, l’événement rimouskois se trouve à accueillir deux fois plus de participants, dont plusieurs à la recherche de la mythique qualification pour Boston, qu’ils ont vue leur glisser entre les doigts quelques semaines auparavant. À la table des dossards, la jeune fille me sourit lorsque je lui donne mon nom en confirmant la distance marathon. Elle y va d’une recommandation : « Ce sera venteux, demain, prévoyez le coup ! » Je note à peine l’information.

Le matin de mon premier marathon est radieux. Le déjeuner s’étire en compagnie des deux coureurs qui partagent mon hébergement, et je dois bousculer ma préparation. Au stationnement, trop pressée, je n’arrive pas à me décider. J’empile trop de vêtements dans un sac et j’entasse gels et grignotines dans ma veste d’hydratation. Moi qui règle généralement mes départs de courses au quart de tour, je me sens complètement désorganisée et je cours les 700 m qui me séparent du départ en constatant que je devrai probablement escamoter l’échauffement.

Il y a foule sur le site, et une longue file d’attente pour le dépôt des sacs. Je me réprimande de mon manque de planification. J’attends en reluquant la tout aussi longue file aux toilettes. Je devrai renoncer à m’y aventurer.

Je me dépêche et me faufile entre les participants, en m’excusant de passer devant. Je croise le lapin de trois heures quarante-cinq. Je n’avais pas envisagé de courir supervisée. L’objectif me semble réaliste et je me glisse à ses côtés.

Trois minutes avant le départ. Je n’entends plus rien, ça s’énerve dans les rangs. Applaudissements. Paowwwwwww ! C’est parti, mon kiki !

Nous sommes une dizaine à suivre notre lapin. Un peu intimidée, je cours deux foulées devant. Je me donne quelques kilomètres pour m’acclimater et me présenter. Le pas se fait régulier, la respiration aussi. Le plaisir se met de la partie, et le calme finit par s’installer.

Déjà, le phare de Pointe-au-Père qui marque la distance de 10 km ! Le premier quart a été rapide. Je rêve de pouvoir tenir ce rythme au moins jusqu’au demi et d’effectuer ainsi mon meilleur temps en cinq ans. Un virage à 90° nous fait courir face au fleuve pendant 1000 m. Une rafale me prend de côté, me surprend et me fait grelotter.

Au tiers de la course, mon lapin suggère d’économiser l’énergie : « Nous sommes en avance sur le temps prévu, et compte tenu des conditions, nous devrions nous garder des réserves. » J’entends sa recommandation, mais le parcours est magnifique et j’ai l’impression de voler. Je choisis de poursuivre sur mon erre d’aller. Nous commençons à croiser les coureurs qui sont sur le retour. Ils ont l’air exténués. Tout sourire, je les encourage, car ils sont encore loin de la ligne d’arrivée !

Le demi est presque terminé, et je suis à peine fatiguée. Je contourne l’affiche indiquant le 21,1 km en remerciant les bénévoles. Un calcul rapide et simpliste me fait miroiter Boston. En avance sur mon lapin, je me félicite intérieurement d’être si bien préparée !

Huit secondes, c’est exactement le temps qu’il m’a fallu pour changer d’idée.

À peine sortie du tournant, le sourire encore fendu jusqu’aux oreilles, une puissante bourrasque vient m’étouffer et me gèle sur place. Dans l’énervement du départ et l’engouement des premiers kilomètres, je n’avais pas réalisé qu’un vent de 50 km/h me soufflait dans le dos et facilitait grandement mon déplacement. Le conseil de la bénévole, les visages exténués, l’avance sur mon temps, l’impression de voler : c’est là, au beau milieu de mon premier marathon, que j’assimile l’information.

Incrédule, je ne sais plus quoi penser et je m’arrête sur le côté. Je regarde autour de moi pour voir si je suis la seule immobilisée. Je me demande comment retourner au point de départ dans ces conditions. Je commence à évaluer mes options. Incontestablement, pour la deuxième moitié de la course, le vent non seulement me soufflera en plein visage et m’empêchera d’avancer, mais assurément ne me permettra pas de maintenir la cadence installée. Mon lapin me dépasse, et avec lui s’éloigne le temps de qualification espéré.

La tête baissée, le menton dans la poitrine, je repars en tenant  ma casquette, déterminée à tenir le coup même s’il faut y aller plus lentement. Ma détermination dure à peine 3 km. Je décide de ne plus regarder ma montre de peur d’être trop découragée. À la recherche de protection, je me laisse doubler par un coureur. Il flanche 1 km plus loin, et je ne tiens plus lorsqu’il se met à marcher. Je l’imite, entraînant le moral de ceux qui m’entourent : on se pardonne plus aisément d’abandonner quand on n’est pas le seul à y songer !

La lapine de quatre heures me rattrape et m’encourage : « Embarque avec nous, on va t’amener au fil d’arrivée ! » Je me place derrière un grand gaillard de 1,80 m, et les 4 km suivants me paraissent presque faciles. Mais lui non plus n’en peut plus, et il se résout à ralentir. Le groupe s’étiole. Je croise les coureurs souriants qui sont sur l’aller en me disant qu’ils trouvent probablement que j’ai l’air épuisée… et je suis si loin de la ligne d’arrivée !

À bout de souffle, je me résigne à laisser aller ma lapine et avec elle, l’espoir de finir mon premier marathon avec le mythique chrono « en bas de quatre heures ». Je me donne un nouvel objectif : courir 2 km et marcher une minute. Je n’ai plus la force de calculer, et de toute façon, tous mes espoirs se sont effondrés : ce sera cinq ou six heures. Là où j’en suis, je ne souhaite qu’une chose : arriver !

Les dix derniers kilomètres me paraissent interminables. Autour de moi, ça avance à pas de tortue, moi incluse. Ça sue le découragement, ça frôle l’épuisement. Tous semblent avoir adopté la technique « marche-cours-si-tu-peux ».

Je me souviens de cette première fois, à courir  autour de la cour d’école, dans mes vieux Salomon, un enfant de 9 ans aux trousses qui ne rêvait que de course. « On joue à un jeu : on court une minute, on en marche deux ! Qu’en dis-tu, mon grand ? » En secret, « je respirais ma vie » dans ce temps de repos que j’étirais souvent, afin de pouvoir continuer les encouragements. Puis les minutes se sont multipliées, les distances se sont allongées, doucement mais sûrement.

J’étais là, à 2 km de l’arrivée de ce premier marathon venteux, quand ce souvenir m’est revenu. Je ne respirais plus depuis trop longtemps. Armée du peu de fierté qu’il me restait, j’ai amorcé le dernier droit en regardant devant et en encourageant les coureurs près de moi. J’ai posé le pied sur la ligne d’arrivée et levé les yeux sur le chrono. 4 h 15 min ! Vraiment ? Je m’attendais tellement à plus que je me suis mise à pleurer ! Depuis 21 km, par instinct de survie, le temps, dans mon cerveau, s’était arrêté !

Hébétée, j’atteins le calme de la tente. Comme par magie, le vent a cessé de souffler. Les yeux sont bouffis, partout des coureurs épuisés moralement et physiquement, peu importe l’expérience et le talent.

La nourriture délie les langues, nous avons tous notre histoire à expier. L’énergie revient vite et en même temps qu’elle, notre capacité à oublier : nous parlons déjà du prochain marathon auquel nous envisageons de participer… et des 400 km à conduire pour retourner à la maison !

À la table des souvenirs, un gentil bénévole me demande si j’ai apprécié l’événement. Je confirme que « j’aurai tout un premier marathon à raconter ! » Je mentionne que j’aurais aimé croiser l’organisateur, Sébastien Bolduc (avec qui j’ai déjà discuté pour la rédaction de mon reportage sur Rimouski dans le KMag d’été 2017), pour lui suggérer de corriger son site et d’ajouter : « Marathon le plus rapide, mais à l’aller seulement ! » Il me répond : « C’est moi, et c’est noté ! » Avec un clin d’œil, il me jure que « pourtant, à Rimouski, il ne vente que très rarement ! »