Quand la privation stimule la créativité
Tous les événements de courses en sentier, sauf rares exceptions, ont pris le champ quand la planète a cessé de tourner pour raison de pandémie. On aurait pu croire que l’absence de défis chronométrés tuerait dans l’œuf la rage de courir des traileurs. Or, plutôt que ranger leurs chaussures, les coureurs hors route ont réinventé les manières d’entretenir la flamme.
En prévision de l’été 2020, le calendrier de courses d’Élise Gellé déborde. En outre du Québec Mega Trail et du Défi des escaliers, elle planifie la conquête des 46 sommets des Adirondacks dépassant les 4000 pieds, en plus de reluquer d’autres courses. Au début de mars, la Montréalaise est gonflée à bloc. Rien ne peut freiner ses ambitions… sauf peut-être une crise mondiale !
Quand la COVID frappe, la coureuse encaisse tout un choc. Son plan annuel tombe à l’eau. Les frontières ferment, réduisant à néant les chances de courir sur les hauts sommets de l’État de New York, tandis que la tenue des rencontres sportives ne tient plus qu’à un fil. « Pendant un mois, je ne savais plus quoi faire », témoigne cette éducatrice spécialisée en centre de la petite enfance (CPE).
Tranquillement, Élise Gellé reprend ses esprits. Trêve de doléances, elle fait contre mauvaise fortune bon cœur. Pour noircir son calendrier à l’état de page blanche, elle se magasine des défis. Rapidement, son agenda redevient aussi chargé qu’avant le coronavirus. Cette adepte de la nature de façon non contemplative (!) prend part à une multitude de défis en tout genre, dont l’édition virtuelle de The Great Virtual Race Across Tennessee, un 1000 km à faire à son rythme, et la Course virtuelle du Diable – ou CoViD666 –, qui implique de courir 666 km en 66,6 jours.
« Puisque je relevais plusieurs défis simultanément, chaque entrainement avait trait à un objectif. C’était hyper motivant. En outre, je choisissais mon terrain de jeu sans avoir la crainte de stopper une course en raison du cut-off [heure limite] dans un ultra », explique l’athlète récréative, qui ne regrette absolument pas son année.
Insatiable de défis, Élise Gellé a même participé à des événements virtuels en provenance de la Belgique, dont Les Maîtres du temps, un challenge qui impose aux coureurs de courir 4 km en 30 minutes, puis en 29 minutes, puis en 28… « En me conformant à l’horaire belge, j’ai dû entamer mon défi au beau milieu de la nuit », dit-elle. Plus crinquée que cela, tu meurs !
Si la COVID-19 a varlopé les restaurants, le milieu culturel et les festivals, le virus et ses variants n’ont pas ébranlé la motivation dans la communauté des coureurs des bois, constate un tour d’horizon de KMag. Bien au contraire, cette année hors norme semble les avoir requinqués autant que les complotistes et conspirationnistes de tout acabit.
Face au vide laissé par les annulations de courses, les traileurs se sont retroussé les manches. En solo ou en petit groupe, ils ont renouvelé la façon de garder la forme et la motivation soit en élaborant leurs propres événements, soit en se joignant aux challenges virtuels orchestrés par des organisations. Ils activent leur système D afin de rester dans la course.
Place aux défis sur mesure
Au Club de trail de Montréal, la secousse pandémique est difficile à absorber au début. « Tous nos entrainements de groupe ont été annulés », rappelle Yann Choppé, coureur de 35 ans et membre du conseil d’administration. Dans les premières semaines, la page Facebook devient le lien vital entre les membres. Le partage de sorties individuelles préserve la cohésion du groupe.
Progressivement, une autre dynamique se met en place : la création de défis inusités à accomplir en solo ou entre amis. Montréalais depuis sept ans, Geoffrey Lonca a profité d’un retour sur sa terre natale pour tracer et inaugurer un sentier de 140 km et 740 m de dénivelé positif longeant l’estuaire de la Gironde entre Bordeaux et Royan, en France.
Le grand sportif a remis ça en septembre en faisant à la course le tour de l’île de Montréal. Son ami au Club de trail de Montréal Matthieu Pelletier, 35 ans, a suivi ses traces ce printemps dans l’espoir de battre le FKT – acronyme pour fastest known time – de Mathieu Blanchard, qui avait couru le périmètre de l’île en avril 2020 en 10 h 29 min 11 s . Matthieu Pelletier n’a pas fait tomber ce FKT, mais qu’importe !
Les coureurs hors route ont ensuite épluché les cartes et établi de nouveaux itinéraires. Yann Choppé, Geoffrey Lonca et Matthieu Pelletier se sont concocté une aventure épique : la tournée des trois monts reliant les monts Saint-Hilaire, Saint-Bruno et Royal, qu’ils ont réalisée le 1er mai 2021, un trajet mêlant sentiers en montagne et pistes cyclables sur une distance de 66 km. Tout le monde y a trouvé son compte. « La beauté d’organiser et de relever des défis entre amis, c’est que ça enlève l’esprit de compétition pour laisser place à la camaraderie, à la socialisation », souligne Matthieu Pelletier, conseiller pédagogique lorsqu’il ne court pas.
À 800 km plus à l’est, Karine L’Italien, de Carleton-sur-Mer, a également affronté une série de défis sur mesure, dont notamment un ultra de 80 km combinant mer et montagne qu’elle a dessiné et effectué en petit groupe. « Le sentiment d’accomplissement personnel qu’on ressent en terminant un défi personnalisé, sans les facilités d’une organisation extérieure, est incommensurable. Ça m’a permis de renforcer ma confiance non seulement en matière de course, mais dans tous les aspects de ma vie », observe la femme de 47 ans dont l’objectif en 2021 est de faire 100 000 m de dénivelé positif. Rien que ça !
Prise de conscience
Les coureurs d’élite n’ont pas non plus perdu les pédales durant cette période en mal d’événements. Elliot Cardin aurait eu le droit de se plaindre. En février 2020, il court comme une gazelle au Black Canyon Ultras, en Arizona, où il se classe en 3e position au 100 km. Cette performance le qualifie pour la Western States Endurance Run, une épreuve de 160 km se déroulant en juin. « J’étais au sommet de ma forme », précise le coureur végane.
Quand la tempête COVID se déclenche, la tenue de la Western States devient précaire, avant d’être annulée. Elliot Cardin y voit un coup de chance. « Son report me donnait plus de temps de préparation. J’avais l’occasion de m’entrainer intelligemment, sans sauter les étapes », remarque le coureur à la longue tignasse blonde.
Son plan annuel devient une année préparatoire à la Western States. Le coureur enchaîne les défis personnels à un rythme soutenu, en commençant par une tentative de FKT sur une partie du Sentier international des Appalaches sur une distance de 174 km. Un coup de chaleur aura raison de sa détermination. Toutefois, l’athlète se reprend en courant la semaine suivante la même distance à Bromont. Puis il participe aux rares courses en sentier qui ont pu se tenir au Québec pendant le confinement, comme l’Ultra-Trail Harricana du Canada, où il arrive 2e au 125 km. Suivra un Everesting à Sutton à la fin d’octobre.
Le Cowansvillois ne retient que du positif de cette période. « Cette année charnière m’a fait prendre conscience que j’aimais davantage l’entrainement que la course. C’est une bonne nouvelle pour ma pratique. Ça signifie que ma passion a plus de chances de perdurer », confesse-t-il.
Conséquences sur l’événementiel
Courses virtuelles, time trial, 4/4/48, fastpacking, Everesting : tout a été fait ou presque en matière de courses de mars 2020 à mai 2021. Le développement d’une culture de type DIY (do it yourself) risque-t-il, à long terme, de nuire aux événements sportifs, alors que les coureurs ont goûté à l’autonomie et à la disparition des frais d’inscription ?
Il est encore trop tôt pour en tirer une conclusion. Conséquences il y aura pour sûr. Positives ou négatives, on verra. Chacun a son opinion. Matthieu Pelletier est d’avis que la multiplication des défis personnels, parfois avec l’aide d’amis ou de la famille, a fait rayonner le sport comme jamais auparavant : « Les courses en sentier et les ultras ne sont plus confinés aux événements qui se déroulent avec une certaine confidentialité dans le bois. Ils sont mieux connus du grand public. ». Cette reconnaissance pourrait augmenter l’engouement pour cette pratique. S’il y a plus d’adeptes, les événements risquent de faire plus facilement le plein d’inscriptions.
Marilou Ferland-Daigle, coordonnatrice course sur route et trail à la Fédération québécoise d’athlétisme, croit que les coureurs seront plus impatients que jamais, en post-pandémie, de valider leur temps dans une course. C’est le cas de Karine L’Italien, qui a l’intention de reprendre les compètes dès que possible. « Rien ne remplace la fébrilité des courses. Ça me manque », confie cette Gaspésienne.
Les organisateurs de course doivent cependant s’attendre à une compétition les opposant aux défis faits sur mesure, qui sont maintenant ancrés dans la culture de la communauté des coureurs. Plusieurs personnes interviewées pour ce reportage, comme les membres du Club de trail de Montréal, envisagent d’alterner courses événementielles et défis personnels dans l’avenir. Quant à Élise Gellé, elle pense délaisser les événements organisés pour laisser toute la place aux défis maison. Possiblement des inscriptions en moins pour les organisateurs. À suivre.
La vogue des défis personnalisables
Everesting
On choisit une montagne n’importe où dans le monde, puis on la grimpe à répétition jusqu’à cumuler la hauteur du mont Everest (8848 m) en dénivelé positif. Pas de temps limite, mais la montée doit se faire en continu. Possible de faire un demi-Everesting.
everesting.cc
FKT
Avec l’annulation des rencontres organisées de courses, les fastest known times ont pris leur envol. Le concept : on inscrit un parcours, peu importe la distance, et on tente de le franchir le plus rapidement possible. Par la suite, les gens essaient de vous ravir votre podium. Exemple : Mathieu Blanchard a établi le FKT en courant l’entièreté du Sentier international des Appalaches, en Gaspésie, c’est-à-dire 650 km. À qui la chance de battre ce record ?
fastestknowntime.com
4/4/48
Popularisé par l’ex-Navy Seal et gourou de l’entrainement américain David Goggins, ce défi implique de courir 4 miles (6,4 km) toutes les quatre heures, sur une période de 48 heures, pour une distance totale de 77 km. Attention au manque de sommeil !
Fastpacking
C’est l’équivalent de la longue randonnée pédestre sur plusieurs jours, mais en courant, avec ses bagages sur le dos. Bon voyage !